vendredi 23/02 : Rivershack et Mississipi
Matinée à la maison. Nous nous lançons un ballon de football américain en attendant l'arrivée d'American guy, cet ami qui força Frenchy à quitter NOLA lors du passage de Katrina. Celui pour qui elle s'est tant inquiétée, et qui a tenu le coup, malgré tout ; celui qui la taquine et la fait rire, qu'elle taquine et qu'elle fait rire. Lorsque je fais sa rencontre, il commente en ces termes : "She has a deep forest "nice to meet you"." Comme toujours, je ne parle pas beaucoup. Le groupe m'intimide, j'ai du mal à y trouver ma place. Moi qui ne suis plus étudiante, je ne peux pas parler de mes recherches ; moi qui ne suis plus tout à fait prof depuis 3 mois, je peine à m'intégrer dans une conversation d'enseignants. La conversation tourne aussi autour d'autres sujets, mais tous reviennent à la Nouvelle-Orléans, ses quartiers, ses habitants : je ne peux qu'écouter les phrases et les allusions qui s'enchaînent.
Nous déjeunons tous ensemble au Rivershack Tavern, dans Jefferson Parish. Nous, ce sont quatre jeune françaises et deux américains, dont american guy. Nous passons commande. Frenchy veut que je coûte un vrai cheeseburger : je choisis donc ce plat. S'il est indéniablement meilleur que ce que l'on peut trouver d'ordinaire sous ce nom, je peine à le manger. La culpoabilité s'est insinuée. Je ne veux pas manger, mais j'y suis obligée : les filles me regardent, elles savent. Frenchy me jette de fréquents coups d'oeil, guette mes réactions. Elles ne me laisseront pas ne pas finir. Je mange, sans réel plaisir. Je ne profite pas de ce moment. Le plat sitôt avalé, je voudrais aller me faire vomir. C'est la première fois que ce désir d'anorexique est si fort chez moi. Je ne suis pas une anorexique "vomitive". Mais là, je ne cesse de penser au geste qu'il me suffirait d'accomplir pour abolir ma culpabilité : deux doigts au fond de la gorge. Après, je me sentirais libérée. Mais je redoute que Frenchy ou la Gentille Sorcière le remarquent, que mon haleine ou mon teint après coup révèlent ce qui s'est passé. Frenchy serait encore plus inquiète, son mouvement de colère réprimé. Et je me sentirais plus mal encore de la voir se faire du souci pour moi.
Cependant, mon silence et mon regard me trahissent. Elle ne dira rien jusqu'à ce que nous nous retrouvions seules. Alors qu'American guy gare la voiture, elle m'interroge : que se passe-t-il ? Je culpabilise. "D'être malade ?" Non, pas pour le moment, même si m'arrive très fréquemment. Non, je culpabilise d'avoir mangé. Elle essaie de me rassurer. Mais la peur, l'horreur de grossir m'a envahie, uen fois de plus. Elle mettra l'après-midi à s'estomper, mais ne me quittera jamais.
Nous passons chercher French guy à Tulane. Ami de Frenchy et d'American guy, il travaille également au département de français de l'université. Nous nous rendons tous les quatre dans une boutique de vins et spiritueux, sur Broadway street, dans le but d'acheter une bouteille pour la soirée de dimanche. Le patron nous invite à déguster quelques vins en compagnie d'une autre cliente. Deux remportent largement notre adhésion... et ne peuvent supporter d'attendre dimanche soir pour être bus.
"Allô ? Cajun ? Pour le match de basket ce soir, ça va être un peu compromis : on vient d'être kidnappés par deux excellentes bouteilles de vin ! " Le patron nous a prêté des verres pour l'occasion.
Détour par Prytania pour nous procurer les accompagnements nécessaires : fromage français et pain. Lorsque nous pénétrons dans la fromagerie, nous sommes amusés, nous les petits Français, par le discours que tient le vendeur à un client américain. Il décrit à ce dernier le goût que peut avoir du comté. Ce qui nous paraît être évident et même tautologique ("ben le comté, ça a le goût de comté") montre une différence culturelle qui nous fait sourire. Rappelons nous que nous n'aimons pas la jelly...
Au bord du fleuve, assis sur un banc, nous contemplons le paysage et bavardons, tout en dégustant vins et fromages. Moments de calme et de soulagement. Juste le plaisir de profiter de ces instants avec cette amie que j'aime et ces deux hommes que je découvre. Instant de repos, alors que les jours précédents étaient cousus de déplacements. American guy me fait la faveur de parler français, avec son charmant accent anglo-saxon. Plaisanteries, sourires, discussions autour de sujets que nous n'abordons qu'entre nous.