Souvenirs sans nostalgie
Pourquoi donc cette estampe ? En quoi a-t-elle un rapport avec ces souvenirs évoqués dans le titre ? Je ne suis pas d'origine japonaise et je ne fréquente personnellement aucun sumotori. Alors, que viennent faire ces fiers lutteurs dans cette galère ?
Je suis née dans les années 80. Mes parents ont choisi de me donner un prénom alors peu usité (depuis, il a repris une vigueur certaine). En 1984, une célèbre marque de chocolat a commercialisé une pâte à tartiner dont le nom était "Poulina". Ce produit avait pour ambassadeur un jeune garçon rêvant de devenir sumo : pour parvenir à son rêve de masse "musculaire", il consommait du "Poulina" à l'envi. Il était, dans mon souvenir, déjà gros et gras, et la pâte à tartiner lui permettait de concurrencer soudain les plus grands. Premier souvenir : une pâte à tartiner dont le nom consonne un peu trop avec mon propre prénom et dont le représentant est un jeune sumo. Je ne m'en souviendrais pas si elle n'avait pas servi à se moquer de moi lorsque j'étais fillette. Et cela ne m'aurait pas atteinte si, à l'époque, je n'avais pas été grosse. Mais je l'étais, et je m'en rendais compte, plus ou moins obscurément.
Même époque : un jeu vidéo dont le nom était Megaman. Le "méchant" était un Dr Willy à la coupe de cheveux un peu surprenante, et assez élargie au niveau du menton et des oreilles. L'épaisseur de ma propre chevelure, dont je ne savais trop quoi faire alors, me valut d'être parfois surnommée docteur Willy. Je m'en souviens, sans plus.
Mes cheveux ont été à l'origine de nombreux quolibets durant ma scolarité : caniche, mouton ; et de nombreux cris d'animaux sur mon passage, y compris étant adulte (chien, chat et mouton pour l'essentiel).
Et puis ? Une réponse à mes difficultés à m'accepter physiquement. Pendant quatre ans, j'ai entendu chaque semaine les mots "t'es laide" ou "t'es moche" dans les couloirs du collège. Des grimaces pouvaient accompagner ces phrases lancées sur mon passage. Hélas, ces phénomènes ne sont pas restés circonscrits à l'enceinte du collège. Si au lycée j'ai nettement moins souffert, en revanche, la rue et ses imbéciles de passage se sont chargés de me rappeler l'existence gênante de mon corps et de mon visage. Le pire a été : "quand on est aussi moche, faudrait se suicider." J'avais 19 ans.
Quand on rencontre autant de témoignages de laideur, comment croire que l'on peut plaire ? Comment croire les compliments que d'autres nous adressent en toute sincérité quand la bassesse et la bêtise se font si fréquentes ? Il m'aura fallu six ans de plus, une nouvelle rencontre, et une analyse, pour commencer à croire les mots gentils. Et encore, pas tous...
D'où ma difficulté constante à être sous le regard de l'autre dans le cadre du travail. D'où une carapace et une rigidité qui ne me protègent plus...