Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Through the Looking-Glass
10 juillet 2007

Paris-Toulouse

5Elle parle fort cette jeune fille brune : au téléphone, à l'amie qui voyage avec elle, au jeune homme qui les rejoint. Parmi d'autres voyageurs, elle mâchonne son en-cas tout en exprimant un peu trop bruyamment une satisfaction dont son public involontaire n'a rien à faire. A midi cinq, la voiture-bar du Paris-Toulouse apprend ainsi que la demoiselle est "trop fière"  d'elle car elle vient d'être admise à Assas : "Ch'uis trop contente, j'avais trop peur de me retrouver dans une fac de merde !" Elle répète ces mots à une connaissance après les avoir braillé à un interlocuteur téléphonique.
Peut-être est-elle Toulousaine : cependant, elle n'en a pas l'accent et elle se comporte comme une caricature d'étudiante parisienne. Ses cheveux châtains, impeccablement lissés, retenus par la caractéristique paire de lunettes rectangulaire cerclée de noir, sont coiffés selon un dégradé asymétrique. Ainsi, la frange découpe son front suivant une ligne oblique et vient se cacher gentiment derrière l'oreille droite. Elle sait souligner son regard : ses yeux maquillés de traits de khôl noir n'en semblent que plus durs. Elle joue de son corps filiforme lorsqu'elle prend la parole. Elle se cambre au moment d'énoncer une évidence, avance les épaules et se penche vers l'interlocuteur, la paume droite tournée vers le ciel, lorsqu'elle entend convaincre. L'ensemble de sa svelte personne n'en parait que plus hautaine, tant la voix et les mots livrent une impression de dédain.
Avec l'arrogance que l'on peut encore avoir en sortant de classe préparatoire, elle assène certitudes et jugements. Elle s'offusque des prises de position de l'un de ses enseignants, de ses classifications arbitraires, caricaturales ou partisanes selon elle : "J'avais envie de lui dire que la caricature, ça va bien, et que la vie c'est autre chose !" Que ne le lui avez-vous dit, mademoiselle, au lieu d'assourdir d'innocents passagers qui se moquent bien de votre feinte importance ?

Puis elle s'intéresse à l'association présente dans le train. Une jeune femme s'efforce de sensibiliser les voyageurs à la question du don des plaquettes. De cette dernière démarche, la conversation avec notre héroïne dérive progressivement vers son expérience de préparationnaire. Elle raconte ses souvenirs tout frais, ses perspectives d'avenir, ses concours. Elle se repaît de sa propre importance, dont la certitude erronée lui a été inculquée par un système élitiste, fermé, sectaire, uniquement soucieux de sa pérennité. Ce monde fabuleux lui a répété à l'envi que la faculté ne valait rien, qu'il fallait à tout prix rester en classe préparatoire pour devenir quelque chose, quelqu'un. Il ne suffit pas de s'en sortir convenablement ; il faut encore réussir et briller. Il faut dominer la masse de ces individus qui ne connaissent "que" l'université, ou qui n'empruntent "même pas" cette voie, et faire sa place au milieu de ces "Grands" dont la grandeur est proportionnelle à leur livret d'épargne et à leur réseau. Si elle est un peu idéaliste, elle pense encore qu'est grand celui qui jouit d'une renommée médiatico-intellectuelle : à ce titre, BHL et Arielle Dombasle sont grands...

Je l'ai eue cette arrogance de l'"élite"intellectuelle, plus encore parce que j'évoluais dans un milieu littéraire : il est reconnu qu'être homme ou femme de Lettres ne rapporte que peu. Rares sont ceux qui vivent de leur plume : les trompettes de la renommée ne sonnent que pour une infime minorité. Crédule, j'ai pensé que la classe préparatoire était la voie royale durant deux années. Je ne renie pas les capacités que je m'y suis découvert, mais je ne peux pas non plus faire abstraction du prix psychologique qu'elles m'ont coûté. Je ne peux pas non plus effacer cette mystification à laquelle je me suis prêtée et qui n'a fait qu'approfondir des fragilités déjà présentes. J'ai quitté cet univers obsessionnel du travail avec une pointe au coeur et le sentiment d'avoir échoué. Progressivement, la mystification a cédé face au réel et, tombant d'un extrême dans un autre, j'ai cru fermement que je ne parviendrais nulle part. Puisque j'avais échoué dans cette étape que je jugeais structurale (en réalité, partiellement destructrice), puisque j'avais encore déçu, ma place n'était nulle part et je n'aurais l'occasion de laisser une trace de mon existence - finalement insignifiante - d'aucune manière.

Mes certitudes de préparationnaire ont alors été remplacées par une autre forme d'orgueil : celui de la fierté blessée qui se drape dans sa dignité. J'ai pensé que je ferais mes preuves, que je démontrerais ma valeur, que je reviendrais dans ce milieu élitiste. La porte était fermée. Malgré les regrets inutiles qui ressurgissent parfois, je me dis aujourd'hui que cela n'a plus d'importance. Il m'a fallu revenir de ces illusions et de cet orgueil : je ne peux en nier la part douloureuse. Du fond du marasme qui règne toujours dans mon esprit, je me contente de croire que je serai. Quoi ? Je l'ignore. Quand ? Je ne sais. J'essaie juste d'accepter, pour une fois, de laisser jouer certains hasards et quelques rencontres en ma faveur.

Publicité
Publicité
Commentaires
P
Quoi que tu fasses, si ça t'apporte quelque chose - intellectuellement et humainement - c'est que tu as réussi. <br /> Les études, les écoles, tout ça, ce n'est pas une fin en soi, juste une passerelle pour faire quelque chose qui te rend entière.<br /> <br /> Je t'embrasse![flash]
D
L'important n'est pas vraiment d'appartenir à ce milieu mais de réaliser ce que l'on choisit de réaliser(certes, le quoi comment reste un problème) et surtout de progresser pour soi. Le désir d'être reconnu, qu'enfin d'autres nous disent oui tu as de la valeur (et j'entends par là ta réflexion, ton intellect)est un résidu souvent inévitable des années de classes prépa. Pourtant, alors qu'une personne que je connais a eu un vécu assez proche du tien concernant ces années, j'ai juste le souvenir de beaucoup de travail, de lutte contre le sommeil en matinée et d'ailleurs aussi dans l'après-midi, d'un désir de provocation (venir en cours en jogging...) et de quelques profs tout à fait humains ET profonds (j'avais d'abord écrit brillants). Est-ce occultation?
Publicité