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Through the Looking-Glass
8 décembre 2006

Vaincre ou périr

Il faut vaincre ou périr. Quant à Prévan, je veux l'avoir et je l'aurai ; il veut le dire, et il ne le dira pas : en deux mots, voilà notre Roman. Adieu.

P. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 81 (1781).

C'est par ces mots que la Marquise de Merteuil achève l'une des lettres les plus personnelles et les plus franches de sa main. Elle s'adresse au Vicomte de Valmont, ancien amant et présent complice en manipulation et en vengeance. L'un et l'autre de ces personnages incarnent des libertins d'âme et de corps, dont les réflexions et les actes mettent en danger la morale et les codes sociaux d'une société bien-pensante. Tous deux pratiquent un double discours qui leur permet de dissimuler la rouerie sous les airs de la sincérité, de l'innocence ou de l'amour. Ainsi de la marquise faisant deux fois, dans deux lettres contiguës du recueil, le récit de sa (més)aventure avec Prévan (lettres 85 et 86) : la première, adressée à Valmont, fait état du goût du défi et du plaisir tiré de la manipulation de cet autre libertin (manqué pour sa part), dont la marquise obtient les faveurs ET le silence ; la seconde, envoyée à la vertueuse Mme de Volanges, déplore cet incident effroyable qui conduisit Prévan à se croire autorisé à exiger les faveurs de Mme de Merteuil.
Double discours et double récit autour d'un même évènement qui permet à l'ingénieuse libertine d'être qualifiée d'"invincible" dans le monde et de demeurer insoupçonnée. Double langage qui montre les failles d'un système social (Mme de Volanges, dans la lettre 32, fait justement remarquer que Valmont a une réputation déplorable et qu'il est pourtant reçu partout) et d'une morale dont tous les tenants sont finalement réduits au silence : la vieille Mme de Rosemonde vit retirée depuis longtemps ; Cécile retourne au couvent ; Mme de Volanges n'a plus voix au chapitre étant donnée la conduite de sa fille ; Mme de Tourvel s'éteint au couvent.
Les libertins ? Sur son lit de mort, Valmont révèle le secret de sa meilleure ennemie,  tandis que cette dernière, vérolée, vit d'abord comme une recluse puis fuit à l'étranger avec la fortune de son défunt mari (dont elle n'est pas l'héritière). Nul ne ressort indemne de ce jeu dangereux sur le langage de la sincérité. Chacun périt effectivement ou symboliquement (réduction au silence ou à la fuite), et la société n'est pas épargnée. En effet, que dire de la lecture biaisée des philosophes et moralistes que propose Mme de Merteuil dans la lettre 81 ? Chaque ouvrage présenté dans cette missive n'est envisagé que sous le jour du libertinage, c'est-à-dire, étymologiquement de la libre pensée, mais surtout ici, de la perversion des valeurs, du contournement des lois et des comportements humains : "J'étudiais nos moeurs dans les Romans ; nos opinions dans les Philosophes ; je cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu'ils exigeaient de nous, je m'assurai ainsi de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on devait penser, et de ce qu'il fallait paraître."

Les philosophes émancipateurs et initiateurs d'un ordre nouveau, fondé sur une morale nouvelle, permettent ici l'avènement d'un être froid et manipulateur, fascinant de duplicité. Là où l'on aurait pu attendre une réussite de la connaissance, usuellement du côté de la vertu et du Bien, on aboutit à son antithèse puisque, même utilisée dans un but émancipateur (sortir de la soumission sociale et matrimoniale), la connaissance vise à obtenir tout de l'autre, même ce qui peut lui être néfaste.
Ce monde compromis n'a plus qu'à sombrer et reléguer dans l'oubli l'ensemble de cette sordide aventure : en tirer un quelconque enseignement paraît surhumain : "
la grâce qui me reste à vous demander , ma chère amie, est de ne plus m'interroger sur rien qui ait rapport à ces tristes évènements : laissons-les dans l'oubli qui leur convient ; et sans chercher d'inutiles et d'affligeantes lumières, soumettons-nous aux décrets de la Providence, et croyons à la sagesse de ses vues, lors même qu'elle ne nous permet pas de les compendre."(lettre 172, de Mme de Rosemonde à Mme de Volanges).
La leçon à tirer, la morale de l'histoire, est enterrée par le silence de Mme de Rosemonde, par son désir d'oubli. Elle incarne ce monde finissant, désuet, dont les valeurs ont été déboutées par les libertins. Ne reste aux vivants que l'incompréhension, et une désillusion attristée quant au pouvoir triomphant de la Raison, revendiquée comme un idéal par les Lumières : "Adieu, ma chère et digne amie ; j'éprouve en ce moment que notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l'est encore davantage pour nous en consoler." (lettre 175, de Mme de Volanges à Mme de Rosemonde)

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