Quelques secondes...
Juste quelques secondes. Le train s'arrête. Des passagers descendent dans cette station de la belle banlieue sud, d'autres montent. On tarde à repartir. Je quitte mon volume des yeux. Je regarde par la vitre, à ma gauche. Sur le quai, face à moi, il y a une femme. Brune quadragénaire, vêtue d'un haut noir et d'un pantalon blanc. Assise sur l'un de ces hideux fauteuils jaunes que la région parisienne connaît si bien, ses pieds touchent à peine le sol. Seule la pointe de ses souliers vernis effleure le bitume sombre et collant. Seule dans cet abri de gare, elle regarde devant elle. Elle parait préoccupée. Elle parait pressée. Posée sur ses genoux, une boîte en polystyrène de couleur crème. Le couvercle est levé. A l'intérieur, de la nourriture, qu'elle s'empresse de saisir et de porter à sa bouche, et de mastiquer brièvement, et d'avaler. Saisir, mordre, mastiquer, avaler. Le geste semble sous contrôle, comme s'il s'agissait de réprimer une compulsion. Peut-être a-t-elle simplement faim ? Peut-être traverse-t-elle aussi une crise de boulimie, l'un de ces horribles moments où la raison ne sait plus résister à la pulsion ? Je ne sais pas, je ne saurai jamais. Mais en la voyant, j'ai eu envie de pleurer. Son geste mal retenu m'a renvoyée à mes propres instants compulsifs, où la nourriture devient le centre de l'univers, où plus rien d'autre n'existe que le remplissage de ce corps tant haï.
Pendant la classe préparatoire, et périodiquement pendant mes deux dernières années d'études, je me suis livrée à ce besoin irrépressible et infiniment culpabilisant de manger. D'engloutir. J'ai sans doute atteint un pic pendant la khâgne, à 19 ans. Chaque fin de semaine était constituée de crises de boulimie, particulièrement lorsque je me retrouvais seule dans la maison familiale. Je me souviens de samedi de fin d'automne et d'hiver, où les repas pris seule s'étiraient, destructurés, sans vrai début ni réelle fin. Sans véritable faim non plus. Je ne pouvais m'arrêter que lorsque la nausée se faisait sentir. Jamais je n'ai vomi ce que j'avais pu ingurgiter sans plaisir. J'en étais incapable. Mais la culpabilité, elle, était bien présente et n'a jamais disparu. Cette année-là, j'ai pris huit ou dix kilos. Presque deux tailles de vêtements. Au dégoût de mon corps grossi, enflé, s'est ajouté le rejet intellectuel : je ne savais rien, je ne comprenais rien, je n'arrivais et n'arriverais à rien. J'ai travaillé comme une acharnée, englouti tant et plus pour compenser mes angoisses intellectuelles et existentielles, je me suis haïe de tout mon coeur. J'ai passé le concours, quitté la classe prépa. J'ai emporté une rigueur de travail, une culture générale, mais aussi une peur de l'avenir et de moi-même. Et près de dix kilos, que j'ai fini par perdre le jour où, pour cause de dépression, j'ai cessé de manger. Cette autre période n'a duré, heureusement, que quelques semaines. Mais elle est, elle aussi, le signe de ma relation malsaine à la nourriture et au corps, du problème que l'un et l'autre sont pour moi.
Aujourd'hui ? je mange, pas toujours très bien, pas forcément à ma faim, mais mieux qu'avant quand même. Je vis dans la hantise de reprendre du poids, de grossir, de m'arrondir. Les plaisirs de la table sont à réapprivoiser, je m'y applique, tant bien que mal. Helas, la crise n'est jamais bien loin et sa soeur, la culpabilité non plus.