Sur quelques vers du "Cimetière marin" (Paul Valéry)
Tu n'as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant! . . .
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.
(pour lire l'intégralité de ce très beau poème, allez là)
Hier soir, une longue conversation avec le Chevalier blanc sur la question de la vie. J'avoue, sans honte, ne pas aimer la vie. C'est vrai. J'ai beau avoir de la chance, avoir comme on dit la vie facile, ne pas connaitre de difficultés particulières, je n'aime pas la vie. Du moins, pas la mienne. Le point de vue du Chevalier ne s'approche en rien d'une idée selon laquelle la vie est un cadeau, ou une volonté divine, ou qu'il faudrait que je remercie mes parents de m'avoir mise au monde. Je remercie mes parents, non de m'avoir mise au monde, mais de m'avoir éduquée comme ils l'ont fait. Cependant, contrairement à lui, je ne crois pas que nous soyons sur terre pour quelque chose, pas même (hélas) pour essayer d'être heureux. Je ne vois dans l'existence qu'une pure gratuité, qui n'attend d'autre réponse que le fait d'exister lui-même. Cela n'empêche nullement de se montrer généreux, attentif à l'autre. Puisque je suis là, même sans l'avoir demandé, autant faire avec du mieux que je peux, autant pour moi que pour les autres. Pour le moment, pour moi, il y a eu beaucoup de réussites, et un gros ratage... et encore, ma dépression ne serait un ratage que si je ne m'en sortais pas. Je relis et je pense nécessaire d'ajouter que je n'ai pas non plus envie de vivre la vie des autres. La mienne me suffit bien.
Les vers cités au-dessus donnent quelques indications sur ma perception de l'existence en tant qu'elle peut être assimilée à la notion de vie. "Tu [l'Être] n'as que moi pour contenir tes craintes! / Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes / Sont le défaut de ton grand diamant! . . . " Comme le dit un jour un professeur que j'ai craint par-dessus tout, en plagiant ces vers : "L'existence est un défaut dans le grand diamant de l'Être". L'Être se comprend comme l'Infini, la Perfection, la Plénitude. Un croyant dirait peut-être, avec une connotation anthropomorphique, qu'il s'agit de Dieu.
Venir à l'existence, c'est créer un défaut, une faille dans ce diamant parfait. Paradoxalement, mon être, c'est de connaître le manque. C'est la condition de tout être humain : faire l'expérience d'une privation "primordiale" et insoluble. Être perpétuellement en quête d'une objet susceptible de combler ce manque et s'apercevoir à chaque fois que cette quête est à recommencer. L'existence est un manque d'Être, un vide dans la Plénitude, vide absurde sans cesse en mouvement, en tension vers un quelque chose que de toute façon il n'obtiendra ou ne connaitra pas. "Waiting for Godot", voilà bien le fond de l'existence. Et à quoi bon, au lieu de l'attendre, le chercher, puisque de toute façon Godot est hors d'accès. L'évènement transcendant qui pourrait donner du sens à l'existence absurde ne viendra jamais.
Cependant, Vladimir et Estragon ne sont que des personnages, des" êtres de papier". De ce fait, ils peuvent se "permettre" d'attendre et de ne rien faire d'autre. Mais je suis dans le réel, j'existe vraiment, je vis, et je ne peux me contenter de l'attente. Le sens ne viendra pas, alors c'est à moi de le construire, de l'édifier, pierre après pierre. Le précédent édifice, trop fragile, n'a pas résisté. Il faut recommencer. Je cherche, je tâtonne, j'avance, je recule, je refais un pas hésitant ou déterminé. Mais je n'ai pas trouvé ce qui ferait que cette existence m'apparatrait autrement que comme manquant de sens, ce qui ferait qu'elle serait plus appréciable à mes yeux.